Chapitre XIII
Se penchant vers la lampe, Bob Morane se mit à lire le texte de la lettre qu’il tenait à la main et qui portait la marque d’un grand hebdomadaire américain :
À M. Robert Morane, Paris.
Monsieur,
À la suite des nombreux articles parus dans la presse mondiale au sujet de votre découverte d’un sarcophage égyptien au fond de la Méditerranée, nous serions vivement intéressés par la publication du récit de cette aventure, en exclusivité pour les États-Unis. À titre de droits, nous sommes en mesure de vous offrir la somme de 5.000 dollars, payables dès réception de votre texte… Pouvons-nous espérer que vous voudrez bien nous communiquer votre réponse par retour, afin que nous prenions aussitôt nos dispositions en vue d’une publication rapide. Sincèrement vôtre.
E. P. Felton (Publisher.)
Bob reposa la lettre sur son bureau et leva un visage rayonnant sur Frank Reeves et le professeur Clairembart, assis en face de lui.
— L’histoire de la galère engloutie devient une excellente affaire, dit-il. Avec les offres qui nous sont parvenues, de tous les coins du monde, nous allons réaliser des bénéfices appréciables. Bientôt, Frank, nous pourrons, maintenant que le schooner est revendu sans trop de pertes te rembourser le montant des frais engagés…
De la main, Frank Reeves eut un geste de protestation comme s’il voulait signifier qu’il était complètement superflu de revenir sur cette question d’argent.
— Nous parlerons de cela plus tard, si vous le voulez bien, dit-il. Pour l’instant, une seule chose compte, c’est que notre entreprise se révèle avoir été un succès complet, vous apportant, à vous, Professeur, la célébrité, et à toi, Bob, une notoriété plus grande encore que celle que t’ont valu tes avatars en Nouvelle-Guinée.
Morane se mit à rire.
— Fameuse réputation, dit-il. Un casse-cou, un chercheur d’aventures, voilà pour quoi l’on me fait passer alors que, dans le fond, je suis tout autre chose. Si j’aime l’aventure, c’est parce que, souvent, elle se teinte d’intense poésie parce qu’elle me donne l’occasion de me réaliser ou de découvrir certaines vérités qu’une vie statique ne me permettrait sans doute jamais d’atteindre. Un peu partout, dans le monde, il existe des gens qu’il faut connaître sous peine de n’avoir jamais une notion exacte de l’humain. Tel est sans doute le vrai sens de l’aventure : un contact plus étroit avec l’homme et, par conséquent, avec soi-même…
— Et moi qui pensais que vous aimiez l’aventure pour elle-même, Bob, glissa Clairembart.
— Vous vous trompiez, Professeur. Toute votre existence, vous avez roulé votre bosse à travers le monde, explorant les endroits les plus sauvages, et cela, bien souvent, au péril de votre vie. Pourtant, vous n’avez jamais été un aventurier, car l’aventure pour vous était seulement un moyen, non un but. Un moyen de parvenir aux vieilles pierres dont vous rêviez.
Le vieux savant sourit et, derrière ses épaisses lunettes, ses yeux s’éclairèrent comme ceux de quelque philosophe optimiste qui vient de se découvrir une nouvelle raison de vivre.
— Voilà qui est clair, dit-il. Vous, Bob, êtes parti à la recherche de la galère parce que cette recherche vous permettait de découvrir des vérités nouvelles, un monde nouveau, en un mot de vous enrichir. Moi, seul mon métier et, il faut l’avouer, ma passion d’archéologue, me guidaient. Mais vous, Frank, vous le businessman pour lequel chaque instant perdu se traduit par un ralentissement des affaires, qu’est-ce qui vous poussait ? Vous n’êtes pas poète, je pense, ni humaniste, comme notre ami Bob…
— En outre, quand je t’ai tiré de la jungle de Nouvelle-Guinée, intervint Bob, tu m’as certifié vouloir mener à jamais une vie paisible qu’est-ce qui te poussait à partir à la recherche de la galère au lieu de rentrer tout simplement aux États-Unis pour t’occuper de la bonne marche de tes usines ?
Frank Reeves ne répondit pas mais, en lui-même, il se demandait une fois de plus :
« Oui, qu’est-ce qui me poussait ? »
À cet instant, on sonna à la porte d’entrée de l’appartement. Morane sursauta et jeta un coup d’œil à la pendulette posée devant lui. Elle marquait huit heures du soir.
— Qui peut bien venir nous déranger à cette heure ? fit Morane. Je n’attends personne.
Il voulut se lever, mais Frank, se trouvant le plus rapproché de la porte, l’en empêcha.
— Je vais aller ouvrir, dit-il.
En quelques enjambées, l’Américain traversa le salon-bureau. Il pénétra dans le hall et ouvrit la porte d’entrée.
Ce fut comme s’il recevait soudain un coup de bélier en pleine poitrine. La princesse Nefraït était là, devant lui, bien vivante. Naturellement, elle ne portait pas de diadème et ses cheveux d’ébène étaient coiffés légèrement, selon la mode du jour. Elle était vêtue d’un petit tailleur gris, tout simple.
Comme projeté tout éveillé au sein d’un rêve, Frank admirait le fin visage ambré où les grands yeux noirs, long fendus, mettaient une lumière intense. C’était bien les traits de « La Belle Africaine », tels que Fosco Pondinas les avaient peints jadis. Cette fois, Reeves se croyait plongé en pleine fantasmagorie. Mais, d’une voix douce, l’apparition demandait, avec un léger accent étranger :
— Est-ce bien ici qu’habite monsieur Robert Morane ?
Reeves répondit seulement par un mouvement de tête affirmatif.
— Monsieur le professeur Clairembart est-il là ? s’enquit encore Nefraït.
Nouveau signe affirmatif de la part de Frank. Ensuite, comme il demeurait figé dans l’encadrement de la porte, la jeune fille demanda avec un fin sourire :
— Me permettrez-vous d’entrer ?
Frank retrouva aussitôt la parole. Il rougit, s’effaça et dit :
— Bien sûr, bien sûr…
Quand la jeune fille pénétra dans le salon-bureau, ce fut comme si la foudre venait d’y entrer avec elle. Le professeur Clairembart sursauta si violemment qu’il en perdit ses lunettes. Quant à Morane, il promena ses regards du tableau de Fosco Pondinas, pendu au mur en attendant le départ de Frank, à sa nouvelle venue, puis de celle-ci au tableau, l’air de se demander : « Les fantômes existeraient-ils ? »
Mais la jeune fille parlait, et cela tendait à prouver qu’elle n’appartenait pas à un autre monde.
— Lequel d’entre vous est le professeur Clairembart ?
Le vieux savant avait récupéré ses lunettes.
— C’est moi, dit-il.
La jeune fille lui tendit la main.
— Je suis enchantée de vous rencontrer, Professeur, dit-elle de sa voix calme. Mon nom est Carlotta Pondinas…
— La fille de Guiseppe ?
— Non, sa nièce. Mon oncle Guiseppe avait un frère.
— Euh ! enchanté ! fit Clairembart, qui n’était guère encore revenu tout à fait de sa surprise. Mais comment ?
— Comment je suis ici ? C’est bien simple. J’ai lu votre histoire dans les journaux, comment vous et vos amis étiez parvenus à retrouver les restes de la princesse Nefraït qui, s’il faut en croire mon oncle, serait mon ancêtre. J’ai décidé alors de venir vous visiter et j’ai quitté Rome à destination de Paris. À votre domicile, l’on m’a dit que je pourrais vous trouver ici, chez monsieur Morane. Et voilà…
Elle se tourna vers l’image de « La Belle Africaine ».
— C’est vrai que je lui ressemble, dit-elle :
— Vous ressemblez aussi à la princesse Nefraït, telle que j’ai trouvé ses traits gravés en Égypte et sur son sarcophage, affirma Clairembart.
Carlotta continuait à inspecter les traits du tableau.
— Croyez-vous que la princesse Nefraït soit réellement mon ancêtre, professeur, demanda-t-elle finalement, ou s’agit-il d’une simple coïncidence ?
Clairembart haussa les épaules avec incertitude.
— L’hérédité nous réserve parfois de ces surprises, fit-il, et tout est possible. Si je m’en rapporte à la théorie des petits pois de Mendel…
Morane, qui était revenu de sa surprise initiale, interrompit tout à coup le vieil archéologue.
— Laissons là vos petits pois, Professeur. On ne parle pas cuisine avec une revenante. N’est-ce pas, Frank ?
Mais l’Américain ne répondit pas. Il gardait les yeux fixés sur la silhouette gracieuse de Carlotta et rien d’autre au monde, à part cette silhouette elle-même, ne semblait plus exister pour lui. Et, aussitôt, Morane sut pourquoi son ami s’était lancé à la recherche de la galère engloutie, et il acquit la certitude que Frank, lui aussi, en cet instant, le savait…
— Si nous buvions un doigt de porto pour fêter cette heureuse rencontre ? dit Clairembart. Je ne suis pas un usager des boissons spiritueuses, mais on n’a pas tous les jours l’occasion de fêter un événement comme celui-ci. En outre, le porto de Bob est excellent.
Quelques instants plus tard, Morane apportait une bouteille pansue et quatre verres, qu’il remplit aux trois-quarts.
— Buvons à la santé de la princesse Nefraït des temps modernes, dit-il en tendant un verre à la jeune fille…
Mais celle-ci semblait ne pas l’entendre. Elle souriait à quelqu’un, et Bob n’eut pas même besoin de chercher pour connaître le nom de ce quelqu’un. Reeves et Carlotta nageaient à présent dans la même béatitude et leurs esprits semblaient faire un long voyage dans le temps. Peut-être erraient-ils au bord du Nil, à l’époque des Pharaons, en ces lieux mêmes où le vaillant Octavius Pondinium avait rencontré la charmante Nefraït.
Bob se tourna vers Clairembart.
— Si vous voulez mon avis, Professeur, dit-il, nous serons obligés de boire strictement entre nous. Notre ami Frank et la princesse semblent ne plus appartenir à notre monde.
Pendant un long moment, le vieil archéologue considéra à son tour Frank et Carlotta, comme s’il voulait trouver une explication scientifique à leur attitude, au sentiment qui leur permettait d’échapper ainsi à toute contingence matérielle.
Finalement, comme découragé par ce qu’il voyait, il se retourna vers Bob pour dire :
— Sans doute est-ce cela, la Quatrième Dimension…
*
* *
Trois mois avaient passé depuis la venue de Carlotta Pondinas, et Frank Reeves n’était toujours pas retourné aux États-Unis.
C’était pourtant bien lui qui, ce matin-là, se dressait sur la coupée du splendide « Constellation » d’Air France qui, dans quelques minutes, devait s’envoler à destination de New York. C’était bien notre ami Frank, en effet, mais il ne partait pas seul. À ses côtés, Carlotta Pondinas se tenait toute droite et radieuse au point qu’il était inutile de regarder sa main ornée d’une alliance pour savoir qu’elle était devenue Madame Reeves devant Dieu et devant les hommes.
Au bord de la piste d’envol, Bob Morane et le professeur Clairembart avaient les yeux fixés sur l’appareil qui, bientôt, emporterait leurs amis vers l’Amérique.
« Allons, songeait Morane, il était dit que tout devait finir comme dans les romans. Cela commence par un achat de tableau à l’Hôtel Drouot pour se terminer par un mariage. Si quelque matérialiste se risque un jour à me dire que la vie ne comporte aucun élément romanesque, je le fais empaler tout vif…»
En lui-même, Bob se sentait peiné par le départ de Frank mais il se gardait bien d’en rien laisser paraître.
Là-bas, le steward du « Constellation » priait Frank et Carlotta d’entrer à l’intérieur de l’appareil. Après un signe de la main, ceux-ci obéirent. Ensuite, la coupée fut enlevée et les quatre moteurs se mirent à tourner rapidement, en vrombissant comme de grosses mouches furieuses. Les cales furent ôtées et l’avion commença à rouler sur la piste cimentée. Il prit de la vitesse et, là-bas, tout au bout de l’aire, il commença à s’élever pour bondir au-dessus des toits des hangars. Bientôt, il ne fut plus qu’un petit point à l’horizon, un petit point qui disparut presque aussitôt, comme écrasé par les nuages.
Morane soupira.
— Allons, Professeur, dit-il, nous voilà seuls à présent. Est-ce que, par hasard, vous ne connaîtriez pas quelque autre nef engloutie, ou bien une ville atlante perdue sous les flots ? Cela me ferait plaisir de me replonger un peu dans le domaine des poissons.
Mais Bob, à sa grande surprise, ne reçut pas de réponse. Il se tourna alors vers Clairembart et trouva celui-ci penché sur un petit cahier à couverture noire qu’il venait sans doute de tirer de sa poche. Morane y discerna des reproductions d’hiéroglyphes avec, en regard, de brèves annotations… Sans paraître s’apercevoir le moins du monde de la présence de son compagnon, le vieil archéologue tira un court crayon de son gousset et se mit à couvrir les pages du carnet de nouveaux griffonnages.
Morane haussa les épaules et, à nouveau, soupira.
« Allons, songea-t-il, dans toute cette affaire, c’est moi qui suis le moins bien partagé. Frank a trouvé une charmante épouse et le professeur de passionnants hiéroglyphes. Quant à moi, il me reste seulement des souvenirs… Il faudra absolument que je découvre un pays lointain où il y aurait encore d’horribles trafiquants d’esclaves à châtier… À moins que je n’aille me faire couper et réduire la tête chez les Indiens jivaros…»
FIN